Lorgan – 4

Maître Lorgan tournait en rond.

Maître Tolbien faisait des affaires. Des affaires qui n’étaient pas à la hauteur de ses rêves, mais qui lui garantissaient de ne pas revenir les mains tout à fait vides à Kîv. Les Hommes-du-Vent n’étaient pas riches, mais ils avaient fait un beau butin sur les corps abandonnés par les You-Has lors de leurs deux défaites successives. Il y avait des armes et des bijoux et le harnachement de dizaines de chevaux. Les chevaux aussi, mais ceci est une autre histoire. Pour les armes, elles ne les intéressaient qu’indirectement, car les sabres étaient trop courts pour leur manière de se battre. Cependant, c’était du métal et Sthal, entouré de ses fils et de ses apprentis, s’était déjà lancé dans d’intenses travaux de refonte. Les bijoux, d’or ou d’argent, étaient un trésor qu’ignoraient les Hommes-du-Vent, et les amulettes qu’avaient portées les You-Has autour du cou, ou en bracelets, n’étaient que des figurines abominables ou obscènes pour les vainqueurs. Pour Tolbien, c’était un poids de métal. Tout comme les décorations que portaient certaines selles.

Les femmes de la tribu avaient vite compris que les pièces de métal jaune ou blanc avaient une certaine valeur pour les étrangers et avaient fait leur choix parmi les pièces d’étoffes ou les casseroles et autres ustensiles de cuisine que le marchand avait amenés avec lui au travers de la plaine…

Delbar prenait plaisir à chevaucher avec les Hommes-du-Vent ou quelques Yagrr. Il avait marchandé, mais pas longtemps, pour obtenir une part des chevaux capturés. L’honneur des Longs-Cheveux leur avait dicté que si la victoire avait été partagée, le butin devait l’être aussi. Depuis lors, le capitaine entraînait ceux de ces hommes qui étaient fantassins à galoper, à virevolter et à charger. Il était satisfait de commander maintenant une troupe de cavalerie deux fois plus puissante qu’à son arrivée, même si cela ne garantissait pas totalement un retour vers Kîv dans des conditions parfaites de sécurité.

Malgré les nombreux exercices que leur imposait le capitaine, les hommes étaient heureux. Tolbien faisait des affaires et saurait les payer, ils pouvaient dormir chaque nuit sans trop de crainte d’être surpris par une attaque des You-Has, et quelques-unes des femmes du village – pas celles des Hommes-du-Vent, mais celles des bribes de tribus qui s’étaient alliées à eux – se révélaient accueillantes. Ils avaient vite compris qu’il valait mieux ne pas se frotter aux épouses ou aux filles des grands guerriers blonds, et, pour l’instant, ce qu’ils avaient leur suffisait.

Plus tard, il y aurait le retour vers Kîv, mais ce serait certainement après l’hiver, et il ne fallait pas se soucier outre mesure d’événements encore bien lointains.

Terbelon et Xardiiz avaient largement de quoi s’occuper, soit à étudier les langues des différents peuples dont quelques représentants s’étaient agglutinés au pied du Grand Chien, soit à découvrir quelques mystères des plantes médicinales utilisées par les hommes-santé des tribus.

Et, au milieu de tout cela, Maître Lorgan tournait en rond. Il n’apprenait rien de nouveau. Tout au moins, rien qui justifiât les risques qu’il avait pris pour venir jusqu’ici. Il trouvait le moyen de s’occuper quelques heures tous les jours, à fabriquer de la poudre et à améliorer ses grenades, ayant en plus songé à construire une catapulte qui pourrait lancer bien plus loin que des bras humains – fussent-ils ceux de Rork ou de Kerbona – des charges beaucoup plus lourdes et dévastatrices. Quelques expériences faisaient passer le temps et accroissaient son prestige, mais ne l’empêchaient pas de ressembler de plus en plus souvent à un ours qui tourne en rond dans sa cage.

Puis, un jour – Rork était reparti depuis une semaine – arriva un message étonnant. Lorgan ne prit conscience du caractère inattendu du message qu’a posteriori. Pour lui, ce qui surprenait était le fait qu’il ait dû attendre aussi longtemps pour qu’on s’intéresse à lui.

Et ce n’étaient même pas les Peaux-Douces dont il était question, mais de Kaori, le chef des Yagrr. Cependant, Kaori vivait au sommet de la plus grande île, et c’était là que les Peaux-Douces avaient parlé à Yorg. Kaori invitait le mage de Kîv à lui rendre visite. C’était donc un premier pas dans la bonne direction.

Quelques guerriers et soldats l’accompagnèrent hors de la vallée, puis le long des falaises dominant le lac. Tolbien n’avait pas été invité par Kaori, mais il était venu quand même, jugeant que le chef d’une petite tribu occupant seulement quelques acres de terre ne pouvait l’exclure. Les Hommes-du-Vent sourirent entre eux, et les Yagrr venus du village se contentèrent de répéter que seul le vieux mage vêtu de gris serait le bienvenu sur l’île, cela ne l’empêcha pas de s’obstiner.

Ils passèrent près de l’éboulis par où Yorg, le premier soir, était descendu jusqu’à la surface et où il avait trouvé le radeau. C’était un point d’accès qu’on n’utilisait plus qu’occasionnellement, car il était bien plus aisé de descendre jusqu’à l’une des deux petites rivières alimentant le lac. Il y avait là des pâturages et un petit embarcadère auprès duquel se balançaient quatre pirogues.

Grodon, qui était du voyage, expliqua que Rork avait eu l’intention de construire ici un second village, mais que ce projet avait été repoussé de saison en saison à cause de la présence des cavaliers noirs : il ne fallait pas que les Hommes-du-Vent divisent leurs forces déjà restreintes. Maintenant, si le départ du plus gros des cannibales se confirmait, on pourrait peut-être envisager l’installation de ce second village au retour du beau temps.

Le Sophi écoutait le vieux guerrier d’une oreille distraite, songeant seulement à l’île, qu’il n’avait pratiquement pas perdue de vue au cours des deux heures qui s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient atteint le plateau. D’ici moitié moins de temps, il allait y aborder. Il serait enfin tout près des Peaux-Douces…

Tolbien avait exigé de les accompagner, et Delbar aussi. Il y avait quatre Yagrr à bord des deux pirogues, et aussi quatre matelots qui retrouvaient avec plaisir leur élément quasi naturel. Ils pagayaient avec force, soulevant des éclaboussures d’une eau encore presque tiède malgré l’arrivée de l’automne, et entrèrent bientôt dans l’ombre projetée par les falaises de l’île. Les Yagrr cessèrent de battre l’eau et les Nièpps firent de même. Les deux embarcations arrivèrent en dessous d’une poutre qui dépassait de deux ou trois mètres l’alignement rocheux. Il y eut un grincement et une nacelle d’osier se mit à descendre vers eux.

Tolbien se dressa, au risque de faire chavirer la pirogue dans laquelle il avait pris place, et tenta de saisir le bord de la nacelle. L’un des Yagir la repoussa négligemment de quelques mains en appuyant dessus à l’aide de sa pagaie et le marchand tendit plus encore le bras. Un autre Yagrr imprima un léger balancement à la pirogue et Maître Tolbien bascula par-dessus bord au milieu d’un éclat de rire des Yagrr, vite partagé par les matelots. Maître Lorgan lui-même ne put s’empêcher de sourire.

Pendant que le marchand, suffoquant, crachant et hurlant les pires insultes de son vocabulaire se débattait pour rester à la surface malgré le poids de ses riches vêtements, un Yagrr attira la nacelle et fit signe à Maître Lorgan de prendre place à bord.

Tandis qu’on le hissait vers l’île, il jeta à peine un regard au marchand qu’on aidait à sortir de l’eau. C’était le sommet et ce qui l’y attendait qui l’intéressaient le plus.